Hypernormandie

Pierre Joseph
23/01/2016 – 26/03/2016

Imaginez le paysage d’une région française où l’agriculture aurait atteint un niveau de production industriel optimum. Il s’agirait de la Normandie, et plus précisément d’une vaste zone de monoculture intensive. Imaginez des champs de blé à perte de vue, avec seulement deux variétés. Vous pouvez maintenant vous représenter ces champs avant la moisson, sous la lumière franche d’un soleil d’été. Leurs épis ont poussé uniformément jusqu’à atteindre leur hauteur maximale. Le tapis qu’ils forment alors suit les faibles variations du sol de cette plaine agricole ordinaire.

 

Composez maintenant le portrait-robot d’un artiste dont la plupart des décisions répondraient à quelques protocoles simples. Il aurait placé toute sa confiance dans les préréglages des outils de production de l’image : ses nombreuses prises de vue auront été générées par un appareil photo numérique sophistiqué en mode automatique. Le cadrage adopté ne laisserait rien paraître du ciel, ni du sol, si bien que les images n’auraient ni centre ni extériorité, ni aucune composition si ce n’est l’uniformité d’un seul motif répété à l’infini. L’artiste aurait logiquement distingué deux séries photographiques, une par type de blés. Les tirages auraient simplement été commandés en ligne, leur colorimétrie et formats choisis parmi les paramètres disponibles lors de la commande. Leur nombre dépendrait des limites de l’espace d’exposition. Il existerait alors potentiellement une quantité indéterminée de photographies pour chaque série, intitulées Photographies sans fin : champ de blé 1 et 2. Vous pourrez maintenant aisément vous figurer des séries d’images approximativement similaires.

 

Avec ces protocoles machiniques qui évacuent de sa production les signes manifestes de l’auteur, Pierre Joseph poursuit une réflexion sur le caractère générique et impersonnel d’une certaine pratique contemporaine de la photographie numérique. Une de ses œuvres récentes, “Mon nom est personne” (2015), est l’archive photographique d’œuvres réalisées par des amateurs ayant des liens familiaux avec l’artiste. Croquis de scènes de guerre, peintures de natures mortes, portraits photographiques, dessins d’enfants…, autant d’images variées qui ont été numérisées et sauvegardées aux formats standards d’une boîte à archives photographiques : une manière d’ajuster des fantaisies disparates aux normes en cours, une façon de les dissocier physiquement de leur originalité comme de leur charge émotionnelle. Si le titre de cette œuvre familiale indique une stratégie de disparition du nom propre de l’auteur (composé de deux prénoms), le titre emphatique de cette exposition souligne quant à lui le caractère immersif d’un paysage français régi par une agriculture intensive, concomitante avec l’implantation des hypermarchés.

 

Dans un autre registre du commun, Pierre Joseph poursuit une recherche en quête d’images qui façonnent notre regard et témoignent de leur époque. Il s’agira alors pour lui de produire des images ordinaires, réalisées sur place, en France, aujourd’hui. Seul le titre de l’exposition indique un lieu mais ces champs pourraient tout aussi bien être ailleurs tant un champ de blé ressemble à un autre champ de blé. L’ensemble des paramètres de ces images – l’objet représenté, le mode de production, la qualité picturale, le mode d’exposition –, serait dicté par l’usage courant d’outils disponibles. Ces images résulteraient d’un faible espace de négociation avec différentes machines de vision, manifestation d’une forme de relation passive entre l’auteur et ses outils de production. Pour atteindre ce degré d’indistinction, il aura suffit à l’artiste d’adopter des procédés, outils et techniques communs, largement partagés surtout par les photographes amateurs d’images de “qualité professionnelle”. Ces images adhèreraient alors tellement à leur temps qu’elles n’auraient finalement rien d’original à nos yeux habitués et présenteraient pour nous une forme de normalité, générant un sentiment de déjà-vu. Cette transparence des dispositifs passerait même pour l’émanation d’une forme de culture dominante, au service de représentations standards d’une agriculture globale. Il s’agirait en fait d’images du temps présent, issues d’un contexte précis et générées par une décision singulière : celle de s’ajuster au panel des choix préétablis de nos outils de vision et de déplacer par là l’espace de la création à un seuil minimum.

Bienvenue en “Hypernormandie”, une exposition d’images sans fin, d’un paysage agricole homogène, où les seules traces d’intervention humaine sont façonnées par des machines agricoles. Bienvenue devant des photographies génériques où les seules marques de l’auteur sont neutralisées par celles des appareillages photographiques. Venez vivre de vos propres yeux une expérience immersive en “Hypernormandie”, à perte de vue.

 

Le programme culturel et le journal qui accompagnent l’exposition abordent ce travail à travers différentes approches périphériques et déconnectées entre elles, toutes très spécialisées dans leur domaine respectif. Ces perspectives hétérogènes évitent tout commentaire directement associé à cette exposition et rejoignent par là un horizon d’attente de Pierre Joseph pour une attention presque flottante à ses images du paysage normand.

Emilie Renard

Autour de l’exposition

  • 13/02/2016

    • de 16h à 17h : “La passivité : un concept révisé et augmenté” par Vanessa Desclaux, curatrice, critique d’art, enseignante à l’école d’art de Dijon

    Gratuit

  • 27/02/2016

    • de 17h à 19h Deux conférences : “L’impact de l’agriculture industrielle sur les sols” par Marc Dufumier, agronome et enseignant-chercheur

    “L’émotion et la créativité des intelligences artificielles” par Angelica Lim, chercheuse en intelligence artificielle et en robotique

    Gratuit

  • 12/03/2016

    • de 17h à 19h

    Deux conférences : “Délégation et protocoles photographiques de l’art conceptuel” par Guillaume Le Gall, maître de conférences en histoire de l’art à l’Université de Paris-Sorbonne
    “Monet et l’expérience du paysage ” par Marianne Alphant, auteure

    Gratuit

  • 13/02/2016

    • toute la journée: Taxi tram : visite en bus du MAC/VAL à Vitry-sur-Seine, de La Galerie à Noisy-le-Sec et du Frac Île-de-France au Plateau à Paris

    Tarif : 7€ / 4€
    Réservations

    01 53 34 64 43 / taxitram@tram-idf.fr
    www.tram-idf.fr

  • 19/03/2016

    • de 15h30 à 17h : Visite des collections impressionnistes au Musée d’Orsay par un guide conférencier

    Sur réservation :

    florence.marqueyrol@

    noisylesec.fr

    Droit d’entrée à prévoir