Les monuments invisibles

Une proposition de Costanza Paissan avec Fayçal Baghriche, Eric Baudelaire, Tomaso de Luca, Goldiechiari, Iris Touliatou, Stefanos Tsivopoulos
26/05/2012 – 21/07/2012

“Entre autres particularités dont [les monuments] peuvent se targuer, la plus frappante est, paradoxalement, qu’on ne les remarque pas. Rien au monde de plus invisible. Nul doute pourtant qu’on ne les élève pour qu’ils soient vus, mieux pour qu’ils forcent l’attention ; mais ils sont en même temps, pour ainsi dire, imperméabilisés, et l’attention coule sur eux comme l’eau sur un vêtement imprégné, sans s’y attarder un instant”1. C’est par ces “considérations désobligeantes”, issues d’Oeuvres pré-posthumes, que l’écrivain autrichien Robert Musil a abordé la question des  monuments et de leur perception impossible.

 

Le projet d’exposition “Les monuments invisibles” se développe à partir de ce paradoxe de la vision et de l’attention exprimé par Musil : les monuments, objets qui visent à solliciter l’attention, sont en réalité imperceptibles, imperméables, réfractaires à la vue et à la compréhension. Ils existent, mais ne vivent pas. Ils occupent un espace, réel et idéal, mais sont vides, transparents, indéterminés. Comme le dit Musil, “ils se démarquent, ils se dérobent à nos sens”. Dès lors, quel est le destin des grands témoignages du passé, des statues des héros, des bâtiments dédiés aux moments mémorables ? Où sont les traces de ceux qui nous ont précédés, les exemples pour interpréter le présent, les piliers sur lesquels fonder l’avenir ?

 

Les recherches des artistes présentés dans l’exposition questionnent l’idée de monument, sa fonction, sa valeur et son sens dans le monde contemporain. Cette réflexion critique jaillit d’un objet investi depuis toujours par une forte charge symbolique et caractérisé par une évidente épaisseur conceptuelle. Le monument n’est pas seulement une oeuvre architecturale ou artistique située dans l’espace public, il se veut surtout être le véhicule d’un souvenir, le réceptacle d’une mémoire personnelle ou collective, le vecteur d’un message à travers le temps, capable de relier les époques. Un objet qui, comme écrivait Aloïs Riegl dans son célèbre ouvrage sur ce thème, contient une “valeur de mémoire”2, qu’elle soit intentionnelle ou involontaire.

 

Du point de vue étymologique le terme “monument” contient la racine du verbe latin monere, qui peut à la fois signifier rappeler, exhorter, ou encore punir ou inspirer. Ce même mot ouvre ainsi un éventail très large d’actions potentielles, un champ de valeurs se réfléchissant dans l’identité facettée du monument.

 

Les coordonnées d’espace et de temps se situent dans un système en perte d’immuabilité. La reconnaissance de la nature fragile et inconstante de ce mécanisme, basé sur un rapport inachevé entre forme et substance, spatialité et temporalité, ne questionne pas uniquement la signification du monument, mais conteste également la valeur de son contenu. L’histoire et la mémoire sont-elles encore “visibles” ? Où sont-elles allées ? Existe-t-il encore des images, des idées, des mots et des voix qui soient capables de remplir le monument, d’en combler le volume vide ? Ou s’agit-il aujourd’hui, comme le disait Rosalind Krauss, d’une “histoire de l’échec” 3 ?

 

Les artistes interpellent et critiquent ici le concept de monument, en montrant son instabilité et en proposant des nouvelles interprétations, des relations inédites à l’histoire et à ses traces. Ils nous parlent du passé, du souvenir comme autant d’éléments mobiles, doués d’une identité variable et élastique et présentant les contours flous de la vérité et de la fiction, de l’oubli et de la mémoire.

 

La fonction traditionnellement affirmative du monument – la célébration et la commémoration du passé, transférées matériellement dans le présent et consignées au futur – est remplacée par de nouvelles modalités basées sur l’interrogation, le doute, la problématisation. Ce qui se donnait comme présence se transforme en absence, ce qui s’exprimait comme une affirmation devient une question.
La pars destruens de ce projet se veut toutefois accompagnée d’une volonté de construction et d’imagination, qui donne vie à des espaces et des idées qui produiraient une méditation sur le passé, une pensée sur “aujourd’hui”, une narration vers l’avenir. Le monument n’a pas disparu : en assumant d’autres formes, il se montre encore en transparence, en creux, sur une scène secrète et cachée, recouvert d’un nouvel habit magique tissé d’interrogations et de doutes en devenir et non de vérités supposées. Cette image onirique, suspendue entre visibilité et invisibilité, rappelle les vers du poète américain Mark Strand 4 :

 

The Monument

 

You will see it
in the shade or covered
with a shawl
of sunlight or sheen
of wet gray ;
or later, barely
visible while
the night passes
with its silent cargo
of moons and stars.
You will see sleeping
figures at its feet ;
you will see
in its bleached eyes
baked by the sun,
strafed by rain,
the meanness of
the sky ; and in
its barely open mouth
perpetual twilight.
You will see it
when you come
and when you leave,
you will see it
when you do not wish to
and you will never know
whose monument it is
or why it came to you.

 

Le Monument

 

Tu le verras
dans l’ombre ou couvert
d’un châle
de soleil ou d’un habit
éclatant
de gris mouillé ;
ou plus tard, à peine
visible pendant que
la nuit s’écoule
avec son chargement
silencieux
de lunes et d’étoiles.
Tu verras des figures
dormant à ses pieds ;
tu verras
dans ses yeux blanchis,
désséchés par le soleil,
bombardés par la pluie,
la méchanceté
du ciel ; et dans
sa bouche à peine
entrouverte
crépuscule perpétuel.
Tu le verras

quand tu arriveras
et quand tu partiras,
tu le verras
quand tu ne souhaiteras pas
et tu ne sauras jamais
de qui est le monument
ni pourquoi il est venu à toi.*

 

Texte de Costanza Paissa

 

*Cette traduction n’a pas fait l’objet d’une parution dans une édition française. Le texte en anglais a été traduit par l’équipe de La Galerie pour l’exposition.

 

1. Robert Musil, Oeuvres pré-posthumes, Éditions du Seuil, Paris 1965, p. 78.

2. Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse, Éditions du Seuil, Paris 1984.

3. Rosalind Krauss, “Échelle/monumentalité, modernisme/postmodernisme. La ruse de Brancusi”, in Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris 1986, p. 246-253.

4. Mark Strand, The Monument, Ecco Press, New York 1978.

 

Autour de l’exposition

  • 25/05/2012

    Performance The Fallen Reply (La réplique renversée) d’Iris Touliatou avec la participation de Katerina Fotinaki et Tolgay Pekin.

  • 23/06/2012

    Visite à deux voix de l’exposition par Costanza Paissan, curatrice et Marie Cozette, directrice du centre d’art contemporain – la synagogue de Delme.