Jason Dodge
Ma rencontre initiale avec le travail de Jason Dodge eut lieu en 2005 par le biais d’une reproduction d’Above the weather [Au-dessus des nuages] dans une brochure1. Le tas de ficelles, fils, cordes, câbles électriques et autres matériaux m’a alors rappelé les œuvres de Stanley Brouwn autour de la mesure qui avaient été déterminantes dans ma relation à l’art. À la différence près que le titre me laissait entrevoir une pratique au croisement d’une approche conceptuelle et d’un certain romantisme. Je pouvais percevoir de cette œuvre sa réalité et son abstraction, sa banalité et sa dimension sublime. C’était à la fois simple et complexe.
La première fois que j’ai vu une œuvre de Dodge c’était encore Above the weather mais dans une autre version, à Paris2. L’impression de familiarité que j’avais avec elle, pour l’avoir déjà vue imprimée, n’a en rien dévalué son pouvoir d’évocation. Que cet artiste fasse une œuvre plusieurs fois dans différentes versions ne me gêne pas. Au contraire, j’aime la sensation de voir deux ou trois fois cette chose identique et pourtant différente. À la manière d’une boucle temporelle, cela altère mon rapport au réel. Il suffit de regarder à proprement parler une œuvre d’art. Plus que les minuscules changements qu’on pourrait remarquer, c’est son processus de fabrication qui lui donne un caractère unique. Loin d’être démonstratif, c’est un processus murmuré. Comme Darkness falls on Wolkowyja 74, 38-613 Polanszyk, Poland [L’obscurité gagne le numéro 74 de la rue Wolkowyja, 38-613 Polanszyk en Pologne], l’œuvre raconte une histoire qui a déjà eu lieu mais qui se prolonge dans l’expérience que j’en fais.
Les œuvres de Dodge me sont d’abord apparues dans leur dimension objectale. Plutôt que des ready mades, je pouvais davantage les associer au genre de la nature morte et à un matérialisme poétique comparable à celui de Francis Ponge. Je les appréhende encore aujourd’hui comme des objets condensés, qui, bien que réduits et contenus, induisent mentalement une expansion. Métaphore de l’idée de déploiement, la couverture tissée (elle aussi intitulée Above the weather) m’a aidée à “lire” nombre d’autres œuvres. Le déplacement mental qu’elles produisent se fait à partir de leur physicalité même. Je peux projeter mon imaginaire sur elles tout comme elles interpellent spontanément mon imagination. Rendu explicite dans le recours aux pigeons voyageurs, le voyage transparaît également dans la présence de la lumière agissant comme matériau conducteur, et dans l’idée du son (cloches, cordes de violons) en tant qu’il peut élargir le champ de la perception visuelle.
Je présume que les signes de déplacement ont toujours été présents dans ce travail, mais je n’y avais jusque là pas prêté attention. En 2007 à Paris, en voyant la capsule en or remplie de cigüe traversant le bas d’un mur entre deux salles, mon attention s’est déplacée des objets à l’espace entre les objets3. Cette œuvre, composée d’un fin tube au contenu invisible, semblait imprégner tout l’espace. Je me suis mise à regarder les œuvres autrement et à remarquer, plus qu’auparavant, l’air, l’électricité, l’eau, la chaleur… Un instrument à vent rendait visible la circulation de l’air, qui pouvait par ailleurs être arrêté par une flûte bouchée. J’ai commencé à remarquer en plus grand nombre conduits, tubes, tuyaux et autres éléments suggérant le flux ou son absence. Les fonctions vitales – une chaudière cassée ou un conduit de cuivre relié à l’arrivée d’eau – devenaient les acteurs de cette fluidité4.
Parallèlement à cette évolution, plus la circulation entre les choses devenait visible, plus les objets se sont trouvés associés contre nature. Je n’ai pas immédiatement pu m’expliquer un œuf de pigeon sur une bague en or, une flûte sous un sac de couchage ni le mot violon épinglé sur un pantalon. Bien qu’aussi visuel qu’avant, le travail de Dodge paraît avoir construit sa propre syntaxe, composée d’objets (les mots) et d’éléments conductibles (les mots de liaison). Le poster Alphabet five generations of bell makers Nürnberg [Alphabet, cinq générations de fabricants de cloches, Nuremberg] est maintenu fermé par deux grelots qui rendent son texte impossible à lire. Pourtant, si l’on tente de déplier la feuille, le son produit par les grelots peut s’avérer être le lien qu’il nous manquait entre les lettres pour recomposer la phrase.
Marianne Lanavère
1. Ticker 9, exposition collective curatée par Aurélie Voltz, galerie Carlier Gebauer, Berlin, 2005.
2. Some Time Waiting, exposition collective curatée par Adam Carr, Kadist Art Foundation, Paris, 2007.
3. Jason Dodge, exposition personnelle, Yvon Lambert, Paris, 2007.
4. Jason Dodge, I woke up. There was a note in my pocket explaining what had
happened, expositions personnelles, Casey Kaplan, New York, 2009 et Kunstverein Hannover, Hanovre, 2010.
- Télécharger le dossier de presse
- Télécharger le journal enfants
- Télécharger le journal de l’exposition
Autour de l’exposition
-
05/06/2010
de 17h à 18h30
Lectures / concert “Métamorphoses” : variations autour des Métamorphoses d’Ovide et des pièces pour hautbois composées par Benjamin Britten (1951). En partenariat avec le Conservatoire municipal de musique et de danser de Noisy-le-Sec, et avec S.Teyssier et G.Vanoudenhoven, comédiennes. -
12/06/2010
15h
Parcours Est #1 : Visite en autocar des expositions aux Instants Chavirés (Montreuil), à Khiasma (Les Lilas), et à La Galerie. -
26/06/2010
de 18h30 à 21h
Soirée de lectures de poésie contemporaine américaine et française. -
17/07/2010
19h
Summer book party :
Lectures, projections, discussions… pour fêter les catalogues coédités par La Galerie en 2009-2010.